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3 semaines au Paraguay (fév. 2013) . Impressions d’un « non-pays » avec des « non-citoyens ».

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3 semaines au Paraguay (fév. 2013) . Impressions d’un « non-pays » avec des « non-citoyens ».

En septembre 2012, lors de notre petite escale aux chutes d’Iguazu (Arg), nous avons rencontré Julia et Carlos (éducateurs de rue) lors d’un passage de 2 jours à Ciudad del Este au Paraguay. De retour en Argentine nous étions convaincus qu’il nous fallait trouver du temps pour venir travailler avec eux. 5 mois plus tard nous voilà dans la capitale Asunción pour une collaboration pour le moins plus qu’intense.

Devant nous un tube d’1,5 m de diamètre disparaît sous le carrefour, et se ramifie sous un grand hôtel de luxe, qui juxtapose le parc énorme du siège de la FIFA sud-américaine. 2 buildings extra-terrestres en verre, posés comme des lingots d’or dans les fientes.

Une quinzaine d’enfants natifs (indiens originaires des forêts rasées du pays) qui vivent et dorment dans ces égouts, surgissent soudain et viennent saluer Norma, l’éducatrice et sa collègue qui nous présentent les lieux.

Ils ont entre 5-6 et 14-15 ans. Certains se sont fait attaquer dans leur sommeil, il y a 2-3 jours par des caïmans (petits crocodiles). Enfants de rue, ils vivent entre eux, en bande, sans plus aucun lien avec leur communauté déracinée. Nous poursuivons à pied 3 quadras plus loin, pour visiter un des rares petits centres d’accueil qui leur offre un soutien. A mes côtés se trouve un jeune de 8 ans qui sort depuis hier d’une cure de désintoxication. Ils viennent ici tous les jours pour manger, se vêtir, et jouer, puis disparaissent en début d’après-midi dans leur monde de rue. Impossible de les retenir, de les faire dormir à l’abri, ou de les initier à une quelconque scolarité. Ils sont le produit directement indirect de l’épuration ethnique économique que subissent leurs communautés dans le pays. Nous recroisons ces mêmes enfants en fin de journée devant la Terminale des bus. Ils ont tous leur sachet de plastique à la main, certains nous reconnaissent et nous accostent, parfois en criant, en rigolant. Ils se promènent à moitié dévêtus, dorment soudain écroulés au milieu de la foule. Félix est très très impressionné. Il aura besoin de parler de longues heures avant de pouvoir s’endormir.

Norma et sa collègue nous expliquent que la plupart des 15 enfants avec qui nous avons mangé à midi finiront par s’endormir pour toujours dans les égouts d’ici à peine 2 ans. La colle de contact qu’ils inhalent tous les jours, leur encrasse et leur brûle les poumons de façon irrémédiable.

La terre est l’enjeu principal des problématiques du Paraguay, ou plutôt le vol des terres. Ce phénomène s’est fortement accentué sous la dictature de Stroessner (1954-1989), où les terres de l’Etat ont été distribuées en cadeau aux dirigeants de la dictature, et où une grande partie des titres de propriété a été purement balayée et falsifiée. (http://www.gauchemip.org/spip.php?article409 )

4 ans de gouvernement « Lugo » d’une coalition de gauche (de 2008 à 2012) ont tenté de freiner cet ouragan, mais le président en personne a subi un coup d’état juridique pour s’être immiscé de trop près dans le sujet, en forçant le Parlement à ouvrir un débat sur ces questions. La réponse ne s’est pas fait attendre, la date « j » a été trouvée en juin 2012, et 24 heures ont suffi pour que l’homme soit éjecté. Le lendemain tous les portefeuilles ministériels de gauche ont démissionné en bloc.

Actuellement c’est le Parlement putschiste, à très forte consonance de droite extrême qui mène les affaires du pays jusqu’aux prochaines élections d’avril 2013. Le flou général donne champ libre aux plus grosses affaires maffieuses et de contrebande.

Pendant des décennies, les intimidations en tout genre, tueurs à gages, soutien de police privée, (ou police nationale achetée par certains) pour éliminer toute résistance syndicale populaire, a permis à l’oligarchie en place de raser impunément les forêts, faire fuir à la ville les populations natives, les artisans et agriculteurs paraguayens, mais surtout de permettre aux producteurs de soja d'agrandir leur superficie d’exploitation.

Ces terres le plus souvent sont avalées dans les fortunes de gros propriétaires, puis une grande partie sont louées par la suite aux « brésiguayos » : agriculteurs brésiliens en manque d’espace dans leur pays, qui viennent par des accords « business » douteux surexploiter en soja ces terres paraguayennes. Leur lien à la terre est purement commercial. Les terres sont archi-inondées de puissants fertilisants dévastateurs. Des dizaines de milliers de villageois en bordure de ces champs sont littéralement empoisonnés, mais rien ne transparaît officiellement, au contraire, beaucoup se résignent et s’en vont aux villes où heureusement des porte-voix de l’opposition s’organisent.

Notre petite lucarne sur le pays se fait à travers la collaboration avec l’ONG "Callescuela", absolument impressionnante, dans le domaine social de rue et de l’organisation de 7 quartiers (défavorisés) d’Asunción. Hier soir nous avons rencontré l'ancienne ministre de l’enfance, déchue et démissionnaire de l'ancien gouvernement. Nous travaillons tous les jours avec son ancien bras droit du ministère, Norma Duarte. Ces femmes sont des forces de la nature, des héroïnes.

Certaines d’entre elles ont fondé, il y a une année le premier mouvement libre de résistance de femmes socialistes-communistes-indigènes-féministes du Paraguay. Tous les jeudis, sur la place principale d'Asunción a lieu un mouvement d'opposition au coup d'Etat. Nous y avons joué "Enki, Chanteur d'eau" en famille, devant le Panthéon national. L’accueil et l’expérience avec la population furent très fort.

L'association "Callescuela" travaille, protège, forme et soutient beaucoup d'enfants travailleurs de rue (basé sur le programme de la CONNAT’S dont j’ai présenté la démarche dans l’article de septembre 2012 « Iguazu (Arg) et Ciudad del Este (Paraguay)) : Travail couplé à Etudes scolaires obligatoires. Ce concept de l’enfant travailleur choque certes la mentalité européenne. Mais les conditions de vie pour les 90% des jeunes Paraguayens est telle, que le travail est obligatoire, pour la survie des familles et d’eux-mêmes. Félix et Léo sont allés voir toute une journée quelques enfants qui travaillaient à la gare des bus (petites ventes et autres), avec qui ils se sont liés d'amitié. Eux les ont vus travailler à leur tour dans les deux spectacles, et ont été fascinés.

A Asunción et Ciudad del Este nos 2 spectacles (15 dates) prennent un poids politique incroyable, car l’eau et la forêt-déforestation sont les 2 turbos de l’économie corrompue du pays. Dans tous les foyers on parle et on vit, ou on subit ces problématiques.

La chaleur est telle (35-45 degrés en moyenne) que nous décidons de jouer chaque fois en plein air, vers 20h après le coucher du soleil. Place de village, terrain de foot, halle aux fruits et légumes, salle à manger et salle d’école de communauté native. Nous terminons notre marathon paraguayen dans la communauté « Ogwa » ; communauté d’indiens natifs, tous artistes peintres, sculpteurs et artisans. (Le père peintre -décédé il y a 3 ans - a été répudié de son village dans les années 80 car il avait refusé d’endosser la carrière de chaman qui lui était promise. Arrivé en bordure de la capitale avec toute sa dynastie, il a développé son travail de dessin et peinture qui s’inspire de toute la culture orale mythologique de ses ancêtres. Son travail a été beaucoup exposé et diffusé en France dans les années 2003-4-5).

Dans cette petite communauté, plus de 100 personnes se pressent sous les manguiers et avocatiers pour suivre les péripéties de notre dieu mythologique de l’eau douce « Enki ». Marie est abordée tout au long du spectacle par une femme indigène qui déchiffre avec beaucoup d’étonnement des similitudes avec leurs propres croyances. Ici l’art est indissociable du mode vie. Elle est donc convaincue que nous partageons « aja » en Suisse la même culture que les Indiens guaranis. Marie la surprend quand elle lui explique que ce n’est qu’une culture « du dedans de ma tête », en d’autres termes un travail de composition personnelle et d’inspiration de lectures et d’imageries. Mais les Suisses…, non, ne vivent pas comme cela au quotidien !

Ramenés comme des pop-corn au centre-ville, dans la camionnette de « Callescuela », nous sommes incroyablement reconnaissants à Norma, son associé Antonio, ainsi qu’à Julia et Carlos de Ciudad del Este, de nous avoir introduit au cœur de ces quartiers qui résistent et s’organisent en bloc contre l’obscénité et l’amoralité tenaces des escrocs. De ceux qui s’invitent au gouvernement et pillent l’Etat ; véritables architectes du malheur.

Norma, Antonio, Julia et Carlos devenus héros par leur engagement « contre », ayant essuyé les balles et d’autres folies à plus d’une reprise sont de véritables mercenaires d’espoir en parole et en actes, des penseurs actifs, des hommes et femmes aux visions et épaules larges, permettant à des centaines de jeunes de se projeter dans l’avenir avec des convictions de justice, de collaborations, de création de bien collectifs, de faire exister la valeur du Bien Public (notion totalement bafouée au Paraguay). Avec cette notion paraguayenne par excellence : le « compartir » ; le partage de l’idée, de la parole, de l’expérience et de l’action en commun. Cet acte culturel qui consiste à s’asseoir en cercle dès que l’on rencontre quelqu’un, de faire passer le « terere » (tisane glacée) d’une personne à l’autre, et de « Partager » le vécu, les réflexions dans la discussion. Cette richesse est une habitude que l’on ne rencontre pas en Europe, avec regret.

Nous quittons le Paraguay pour Lima, épuisés physiquement et moralement, mais heureux d’avoir croisé pendant ces 3 semaines de vrais planteurs d’arbres.

Le Paraguay en chiffres et Petits riens :

  • Le Paraguay comporte un peu moins de 7 millions d’habitants, pour une superficie 10 fois supérieure à celle de la Suisse.
  • Le pays produit de la nourriture pour l’équivalent de 60 millions de personnes (blé, soja (Monsanto) et viande). La quasi-totalité de cette nourriture est exportée, une partie importante en contrebande.
  • Un très gros tiers de la population ne mange pas à sa faim. Presque la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, et 1 paraguayen sur 5 vit dans l’indécence (nutrition, salubrité-toit, soins santé, et éducation ; peu, voir totalement inaccessible).
  • Au Paraguay les vaches sont mieux soignées que les enfants. La traçabilité de la viande suit le développement des dernières techniques informatiques. Les enfants, eux, ne sont recensés qu’à partir de 12 mois. Le taux de mortalité infantile y est 20 fois supérieur qu’en Europe.
  • Le Paraguay exploite en commun avec le Brésil le barrage d’Itaipu ; plus grosse production mondiale d’électricité. Seulement les entreprises privées qui le gèrent préfèrent revendre l’électricité en Argentine et au Brésil. Au final, les Paraguayens ont accès à une électricité presque rationnée, et dont le prix leur est facturé 4 fois plus cher qu’aux Argentins !
  • Contrairement à l’Argentine, la classe moyenne est quasi inexistante au Paraguay.
  • Asunción (capitale) est la ville qui possède le plus grand nombre de voitures de luxe du continent sud-américain.
  • Le salaire d’un trieur de déchets de rue varie entre 20.- et 30.- dollars/mois. Celui d’une femme de ménage est d’environ 100.- dollars/mois. Un salaire d’éducateur de rue varie entre 800 et 900.- dollars/mois.
  • Le gouvernement putschiste actuel publie officiellement un taux de croissance économique record de 15% . Mais ce bond économique exceptionnel ne concerne en fait que 2-3% de la population. Cette oligarchie détient 80% du territoire et continue clairement à tout faire pour continuer à broyer à sa guise.
  • Le climat a réellement changé sur ces 15 dernières années au Paraguay dû à l’effarante déforestation maffieuse. Pays à plus de 90% forestier au début du 20ème siècle, il ne reste actuellement que 15% de forêt. La température y a grimpé dernièrement de 4-5 degrés, et le calendrier des pluies est totalement bouleversé.
  • Les chiens sont quasi inexistants au Paraguay. Les chats bombés de l’Europe ont ici un corps une forme en creux. Mais ceux qui persistent ont droit à un régime particulier ; mangues et avocats qui leur tombent sur le museau une grande partie de l’année.
  • Quelques axes entre les 5 grandes villes du pays sont asphaltés. Pour le reste se sont des pavements de pierre très très sportifs et des pistes de terre et de sable ocre complètement destroy. On ne peut pas se déplacer à plus de 25-30km/heure dans le pays.
  • Le Paraguay a été le meilleur élève des USA sous l’ère Kissinger, et le projet “Condor”.
  • Jusqu’en 1993 le gouvernement du Paraguay couvrait un trafic d’enfants volés (environ 600 par an) et vendus en adoption, pour la plupart aux Etats-Unis, pour un prix entre 15'000.- – 20'000.- dollars/pièce. En parallèle, sévissait un trafic juteux d’organe d’enfant (de rue ; volés et assassinés !) http://www.crin.org/docs/resources/treaties/crc.15/CDIA_traffic_ngo_report.pdf
  • Sous le gouvernement Lugo, la scolarité et la santé ont été pour la première fois depuis 65 ans véritablement soutenues. Depuis le putsch, la situation a régressé comme il y a 30 ans en arrière. Tous les budgets d’aides sociales et autres ont été brutalement supprimés. Les organismes sociaux ne trouvent de l’appui actuellement que par l’aide d’ONG étrangères. A l’école publique et de plus en plus privée, tout se paie, jusqu’au papier de toilette. Avant chaque examen, l’élève doit payer son prof pour les frais de photocopies…L’éducation est avant tout un business.
  • Au Paraguay même l’eau froide est chaude. Sans air conditionné, il est presque impossible de travailler dans un local fermé. L’indice de pauvreté peut se mesurer au manque d’ombre ou au manque d’air frais.
  • Au Paraguay les votes s’achètent avec un cabas de nourriture pour la semaine, et quelques guaranis en surplus.
  • Le parti « Colorado » parti unique (en tête de liste depuis 65 ans) avait pour coutume de financer ses campagnes électorales par ses connections avec le ministère de l’armée et de la police ; razzias de contrôles routiers pour récolter des fonds et les injecter dans les campagnes publicitaires. Actuellement la période pré-électorale bat son plein, avec ces mêmes symptômes, nous fait voir Norma et son mari Marcos (journaliste-correspondant national au Parlement).
  • La région de Ciudad del Este est une des régions les plus riche en volume d’eau douce d’Amérique du Sud. Mais l’eau est vendue et détournée par des privés, sans concertation nationale vers le Brésil et l’Argentine.
  • Les “Gomeria” sont des bibliothèques de pneus usagés de 2 à 4 mètres de hauteur. Dans la rue on trouve tout les 200m une de ces “bornes”. Elles attendent les conducteurs de moto et de voitures lorsque ceux-ci n’ont plus de gomme sur les jantes.
  • Dans le débat public qui suit une des représentations, une vieille femme revient de chez elle avec des galettes de maïs et des boissons pour le public. Elle est très émue. Elle s’est complètement identifiée au masque du vieux paysan. Pendant 20 ans, elle a planté des arbres sur un grand terrain du “barrio”. Il y a 3 mois tout a été rasé sans concertation avec les représentants du quartier. Il y a maintenant une station à essence Petrobras.
  • Nous jouons un soir pour l’association « Mil Solidarios » en bordure d’Asunción. Le quartier comprend depuis 12 ans environ 5000 familles, soit presque 20'000 habitants. Mais aucune de ces personnes ne figure dans les registres de la ville. Officiellement le terrain est vierge et il est donc possible sans aucun soucis pour des entrepreneurs d’y construire un nouveau parc industriel. Le bras de fer est lancé et les manifestations démarrent.
  • Le public d’enfants travailleurs de rue est calqué sur une concentration “du temps d’un feu rouge”; 3 minutes maxi. C’est un défi que teste “Callescuela” à travers les spectacles, de leur demander de s’asseoir 45 minutes sans fuguer. Pari réussi !

Un jour, c’est sûr le Paraguay deviendra un vrai pays avec des vrais citoyens, mais il faudra entre temps sarbacaner une grande caste de chiens.

3 semaines au Paraguay (fév. 2013) . Impressions d’un « non-pays » avec des « non-citoyens ».